Article de presse

Pour une culture globale du risque.

Il y a déjà plus de trente ans, Ulrich Beck identifiait dans son ouvrage de référence, La société du risque, un changement de paradigme majeur caractérisant notre époque : la demande croissante de protection contre les risques...

juillet 2019

Il y a déjà plus de trente ans, Ulrich Beck identifiait dans son ouvrage de référence, La société du risque, un changement de paradigme majeur caractérisant notre époque : la demande croissante de protection contre les risques. Le progrès économique, social et plus encore technique a radicalement modifié le rapport à l’aléa : de fatalité, voire d’expression divine, tout est devenu risque à mesurer et maîtriser. Chacun est sommé d’apprécier les risques qu’il prend et plus encore ceux qu’il fait courir : la négligence face au risque est sous la menace de la recherche impitoyable des responsabilités. Le risque devient en même temps un carburant majeur de l’activité économique et sociale, nourrissant une grande part de l’action publique dont la mission première devient celle de la protection des citoyens, mais aussi des industries entières dont le rôle est le portage, la réduction ou la répartition des risques. Il est également bien souvent la mesure du mérite, qu’il s’agisse de rémunération, de rendement ou même d’honneurs : rien ne paraît désormais valoir davantage qu’affronter le risque et si possible le réduire pour autrui.
 
Dans ce nouveau contexte, il est naturel que des expertises de toutes natures se soient développées pour en comprendre les enjeux et leur proposer des solutions. Qu’il s’agisse de finance, d’environnement, de technologie, de construction, d’agriculture ou de bien d’autres sujets, les fondements scientifiques de l’analyse et de la gestion des risques se sont rapidement développés au cours des dernières décennies. Le modèle fondateur de la valorisation des options a ainsi moins de 50 ans, et bien d’autres percées théoriques majeures sont encore plus récentes. Les sciences du risque sont vivantes et toujours en construction, à mesure de l’expansion régulière de l’univers des sujets considérés.
 
Cette soif de savoir et cette profusion d’outils de suivi et de contrôle ne peuvent que réjouir tant elles semblent accompagner le progrès économique et social. La « société du risque » est-elle pour autant celle de l’expertise et de la raison ? Hélas, l’aversion exacerbée au risque subi, et peut-être plus encore au risque caché, ne va pas sans attiser nos penchants les plus irrationnels.
 
Ainsi, face au risque, s’est élevée peu à peu la culture de la précaution, dont nous avons même ici constitutionnalisé le principe. La prise de risque est dès lors découragée si elle ne peut être totalement établie et délimitée. Ce qui est à l’origine une saine culture de gestion des risques peut facilement glisser vers la paralysie face à l’incertain. C’est à celui qui fait courir un éventuel danger aux autres, y compris comme entité impersonnelle – la société, l’environnement… -, de devoir démontrer l’innocuité de son action, ou a minima sa capacité à pallier ses conséquences négatives. Or ce renversement de la charge de la preuve, qui pèse désormais sur celui qui entreprend, peut se heurter à un doute indépassable. Car s’il est fréquent de pouvoir faire état d’un risque, il est bien plus difficile d’en démontrer l’absence.
 
Pire encore, l’obsession du « risque zéro » peut conduire à saper la légitimité du discours d’expertise et de la démarche scientifique. Toute faille supposée, tout doute émis sur une dangerosité potentielle de telle action ou de tel produit, et c’est leur acceptabilité et la parole des experts qui avaient pu les valider dont on se défie. C’est ce qui se produit par exemple dans le domaine agroalimentaire : jamais il n’a été autant l’objet de polémiques qu’aujourd’hui, alors que les données de santé publique sont pour autant meilleures que jamais. Dans une moindre mesure, l’appréciation des risques portés par les acteurs financiers, pour indispensable qu’elle soit, a atteint un degré inégalé d’exigences et de sophistication qui pourraient en retour affecter leur contribution à l’activité économique.
 
S’il faut se réjouir d’efforts croissants pour mieux connaître et maîtriser les risques, et partant pour évaluer la pertinence de leur acceptation ou de leur répartition, il ne faut pas mésestimer ce penchant vers une frilosité irraisonnée qui transformerait un progrès en un recul.
 
A la connaissance des risques, il faut donc associer une culture, celle du risque accepté, qui ne peut qu’être favorisée par la transparence du savoir. Mais aussi, comme versant indissociable de notre liberté face au risque, un sens aigu de la responsabilité, à enseigner et à développer. Pour favoriser ce mouvement conjoint, il apparaît indispensable d’avoir l’approche la plus large et la plus globale des risques. En saisir la nature, mais aussi les limites. Savoir s’en protéger, mais aussi y trouver, bien souvent, des opportunités. Cette culture holistique des risques et de leur environnement doit être l’occasion de rapprocher les disciplines qui s’y rapportent, qu’elles soient qualitatives ou quantitatives, qu’elles relèvent des sciences formelles, humaines ou de la nature. Seul cet éventail des connaissances autour d’un sujet pourra conduire à la décision éclairée, prenant en compte aussi bien les coûts que les bénéfices de l’action humaine : il n’y aura pas de société positive du risque sans approche globale.       

Tribune réalisée par Jean-Charles Simon, Executive Director d’Optimind   

https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/pour-une-culture-globale-du-risque-821851.html

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